Discours de réception de Henri Gouhier

Le 22 novembre 1979

Henri GOUHIER

Réception de M. Henri Gouhier

 

M. Henri Gouhier, avant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Étienne Gilson, y est venu prendre séance le jeudi 22 novembre 1979 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Mon remerciement, vous ne le trouverez pas dans les paroles d’un discours mais dans des actes, dans mon assiduité aux séances du jeudi, dans mon zèle à remplir mes devoirs d’état. Dans un mois, dans un an, vous le verrez, Messieurs : le nouveau membre de votre Compagnie connaît le prix de vos suffrages. Il lui sera, d’ailleurs, agréable de tenir ces promesses. Vue de l’extérieur, l’Académie a l’apparence sévère et froide de ce qu’elle est en effet : une institution solidement charpentée, avec son règlement et ses coutumes, ses rites et son cérémonial. Cependant, vue de l’intérieur, j’ai déjà pu le sentir, elle ressemble plutôt à une grande famille et l’expression « mon cher confrère » est beaucoup mieux qu’une formule de courtoisie. Que les premiers mots de ce discours soient donc pour dire ce que l’éblouissante solennité de cette séance signifie pour moi : la participation à la vie intime d’une maison où, sous la diversité des esprits, voire l’opposition de leurs visions du monde et de la société, l’amitié rapproche les cœurs.

Et maintenant, allons droit à ce grand sujet qu’à l’Académie des Sciences Morales et Politiques nous appellerions ma Notice sur la vie et les travaux d’Étienne Gilson.

D’abord, quelques lieux et dates.

Naissance à Paris un vendredi 13, en juin 1884. Etudes primaires chez les Frères des Ecoles chrétiennes de la paroisse Sainte-Clotilde, avec échec au certificat d’études. Classes secondaires au Petit Séminaire de Notre-Dame-des-Champs et, pour celle de Philosophie, au Lycée Henri-IV. Ensuite, service militaire, Faculté des Lettres de Paris et, en 1907, agrégation de philosophie. Cinq lycées de province en six ans. Doctorat ès lettres en 1913 et, aussitôt, maîtrise de conférences à la Faculté des Lettres de Lille.

Sergent en 1914, Étienne Gilson est sous-lieutenant de mitrailleurs lorsqu’il est fait prisonnier, devant Verdun, le 23 février 1916. Démobilisé en mars 1919, il reçoit, quelques semaines plus tard, une chaire à l’Université de Strasbourg. A la rentrée de 1921, nous le trouvons à la Sorbonne et à l’École pratique des Hautes Etudes, section des Sciences religieuses, ceci jusqu’en 1932. Étienne Gilson devient alors professeur au Collège de France dans une chaire d’» Histoire de la Philosophie au Moyen Age » ; il y enseigne jusqu’à sa retraite en 1951, même pendant les années 1947-1948, époque où il représente le M.R.P. au Conseil de la République, l’ancien Sénat. L’Académie française l’avait élu le 25 octobre 1946.

Le 19 septembre 1978, à l’hôpital d’Auxerre, Étienne Gilson, j’allais dire : nous a quittés... mais le puis-je si la vraie fin de ce discours est de faire sentir sa présence, une présence désormais sans lieux ni dates ?

Gilson historien de la philosophie, Gilson métaphysicien, Gilson philosophe des beaux-arts... dans chaque itinéraire, nous le verrons, le temps des études en Sorbonne dessine ce premier tournant qui peut être pris pour un commencement.

Autour de cette « Sorbonne des premières années du siècle », on a « accumulé les mythes », lisons-nous dans les chapitres discrètement autobiographiques qui ouvrent le livre Le philosophe et la théologie. En particulier, « la terreur sociologique décrite par Péguy avec tant de verve, et dont Durkheim aurait été le Robespierre, n’a jamais existé que dans son imagination créatrice ». Certes, il y avait une orthodoxie durkheimienne, mais, ajoute aussitôt Gilson, « personne n’était obligé de se faire sociologue... et nul n’a souffert dans sa carrière pour ne l’être pas devenu ». Ce que Gilson lit dans sa mémoire est donc bien différent de ce qu’il lit sous la plume du cher Péguy. « Cette Sorbonne parfois si injustement décriée, nous a toujours inculqué, avec l’amour du travail bien fait, le respect absolu de la vérité et là même où elle ne l’enseignait pas, elle nous laissait libre de la dire. »

La meilleure preuve de ce libéralisme n’est-elle pas l’étrange aventure qu’Étienne Gilson se fit un devoir de rappeler en tête du discours prononcé sous cette coupole le jour de sa réception ? L’année du diplôme d’études supérieures, « en 1905, mon maître Lucien Lévy-Bruhl me proposa comme sujet de recherches : Descartes et la scolastique ». Quand on connaît la suite, il faut bien, avec Gilson, « admirer l’humour subtil de la vie » : « Héritier du pur rationalisme du Siècle des Lumières », « l’auteur de La mentalité primitive... me fit ouvrir pour la première fois cette Somme théologique dont ni lui ni moi ne nous doutions alors que, l’ayant une fois ouverte, je ne me déciderais jamais à la refermer. »

La suite, ce fut d’abord la préparation des thèses de 1913 : La liberté chez Descartes et la théologie et l’Index scolastico-cartésien. Vue à distance, leur signification dépasse celle qu’avait prévue leur auteur.

Dans la conception alors classique du passé de la philosophie, « enfin Descartes vint ! » annonce l’heureux avènement de la pensée moderne. Lucien Lévy-Bruhl connaissait trop les admirables leçons d’Auguste Comte sur l’histoire pour ne pas supposer qu’une telle discontinuité devait être un peu simpliste et que Descartes, à sa façon, pourrait bien être, lui aussi, un héritier. Le jeune Gilson se propose donc de montrer l’idée courante d’une révolution cartésienne « en contradiction avec cette loi... : tout produit de la pensée dépend étroitement du milieu où il a pris naissance et des conditions dans lesquelles il s’est développé ». Dans le cas de Descartes, ce milieu est surtout théologique : étudiant les problèmes de la liberté en Dieu et de la liberté en l’homme, Gilson reconnaît dans les textes du philosophe ce qui renvoie au thomisme de ses professeurs jésuites, à l’augustinisme de ses amis oratoriens, aux disputes sur la grâce que l’Augustinus de Jansenius relance après 1640. La thèse des deux thèses était évidemment de soutenir qu’une histoire vraiment historique des doctrines, fût-elle celle de Descartes, inclut une recherche de leurs sources et découvre des continuités là où la légende ne laisse apparaître que la discontinuité.

Or, aujourd’hui, éclairé par les réflexions postérieures d’Étienne Gilson sur l’histoire de la philosophie, nous reconnaissons rétrospectivement dans cette œuvre de jeunesse une autre leçon.

Tout philosophe qui parle croit avoir à dire quelque chose de nouveau et ce nouveau est, à ses yeux, synonyme de vrai. C’est pourquoi, dans la mesure où elle se veut nouvelle, la philosophie est nécessairement polémique. L’historien n’a plus seulement à découvrir les réminiscences d’une mémoire qui a oublié ses sources : il montre le novateur très conscient de se heurter à telle ou telle ancienne philosophie dont les fausses vérités encombrent la route qui conduit aux vraies. Le chapitre II de La liberté chez Descartes et la théologie a pour titre : L’adversaire de Descartes, cet adversaire « n’étant autre que saint Thomas ». On le voit bien dans le cas de la liberté divine qui est un des objets de la thèse : le problème reçoit une solution dont la source s’appelle René Descartes.

Selon saint Augustin et selon saint Thomas, 2 et 2 font 4 pour Dieu comme pour moi, ou plutôt 2 et 2 font 4 pour moi parce que 2 et 2 font 4 pour Dieu. Or Descartes a un tel souci de la liberté divine qu’il ne saurait la concevoir limitée par la nécessité de reconnaître des lois qui ne dépendraient pas d’elle : 2 et 2 font 4 parce que Dieu l’a voulu, ce qui signifie, bien sûr, qu’il aurait pu ne pas le vouloir. Ainsi les vérités mathématiques nous paraissent éternelles parce qu’elles sont immuables, leur auteur n’étant pas un souverain aux volontés capricieuses : mais Dieu les a créées librement comme il a créé librement le ciel et la terre. Tout le long de son livre, Étienne Gilson reconnaissait là « le produit des réflexions personnelles du philosophe » et « la plus originale de toutes ses conceptions métaphysiques ».

Ainsi, entreprise avec l’intention de faire apparaître des continuités entre le cartésianisme et les doctrines scolastiques, voici que la thèse mettait en lumière une rupture, et quelle rupture ! Étienne Gilson était sur la voie qui devait, dans ses Études sur le rôle de la pensée médiévale dans le système cartésien, le conduire à préciser le sens véritable de l’étude des sources : « Au lieu d’éliminer l’originalité du philosophe, elle est la seule méthode qui permette de déterminer exactement en quoi cette originalité consiste. » Comment discerner, en effet, le vraiment neuf, sinon à la faveur d’un contraste avec ce qui ne l’est pas ? Et comment créer ce contraste sinon en cherchant d’où viennent les vieilles pierres reconnaissables là même où l’architecture ne doit pourtant rien à la tradition ? Qu’on en finisse donc avec les banalités sur « l’érudition desséchante » : c’est dans l’érudition et par l’érudition que les philosophies du passé retrouvent quelque chose de cette imprévisible nouveauté qui étonnait quand elles étaient celles du présent.

La recherche des sources scolastiques du cartésianisme oblige le jeune Gilson à explorer le Moyen Age et à étudier plus particulièrement saint Thomas. Rien d’étonnant si, nommé maître de conférences à l’Université de Lille, il choisit comme sujet de cours : « le système de saint Thomas d’Aquin » ; c’est la matière de ce cours, complétée et équilibrée, qu’il publie à Strasbourg en 1919 sous le titre : Le Thomisme, Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Cette première édition a 174 pages : la sixième, en 1965, en aura 478.

Entre ces deux dates relevons trois faits décisifs dans la carrière d’Étienne Gilson. Je dis « dans sa carrière », car dans sa vie, faut-il l’ajouter ? il y eut d’autres faits d’une autre importance ou plutôt d’une importance d’un tout autre ordre : le mariage avec une amie d’enfance, les naissances de trois enfants, les joies et les peines de la grande famille des cinq frères Gilson. A la séance publique annuelle du 17 décembre 1970, le maître de sagesse qui venait d’écrire Les tribulations de Sophie a lu des Propos sur le bonheur ; aujourd’hui, ajoutons cette confidence : « Cela coûte cher d’avoir été heureux. » Par ces mots, laissons Étienne Gilson dire lui-même ce qui devait être dit aujourd’hui sur celle que la mort avait laissé vivante dans son cœur.

Revenons aux faits qui, dans la carrière d’Étienne Gilson, appartiennent par leurs conséquences à l’histoire de son œuvre.

C’est d’abord la rencontre avec M. Joseph Vrin. La librairie Vrin était bien connue des philosophes et des apprentis-philosophes comme des chercheurs et curieux en quête de livres anciens ou épuisés. Elle avait, çà et là, mis son nom sur la couverture de quelques ouvrages : M. Vrin, pourtant, n’était pas vraiment un éditeur. Comment sut-il qu’Étienne Gilson avait achevé une nouvelle rédaction de son Thomisme ? Cet homme fin et avisé eut très vite le sentiment de se trouver devant une personnalité de grand format : Le Thomisme, seconde édition, parut en 1922, premier volume d’une collection « Etudes de philosophie médiévale » ayant pour directeur Étienne Gilson. Quelques années plus tard, ce dernier, avec un savant dominicain, le P. Gabriel Théry, fonde les Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age. Ainsi les études médiévales ont désormais à Paris des possibilités de recherches et de publications qu’elles n’avaient jamais eues, qu’il s’agisse de théologie, de philosophie ou de spiritualité, ceci dans l’histoire des pensées chrétienne, arabe et juive.

Les travaux d’Étienne Gilson et la qualité scientifique de ses collections jouissent immédiatement d’une réputation internationale. En 1926, il est professeur d’échange à l’Université Harvard et y revient en 1927 comme professeur titulaire de philosophie médiévale. C’est alors que les Pères Basiliens du Collège Saint-Michel lui proposent de créer et de diriger un Institut d’études médiévales à l’Université de Toronto : « un catholique français n’avait pas le droit de refuser », dira-t-il un jour. Cet Institut fut ouvert le 30 septembre 1929 ; juste dix ans plus tard, il deviendra Institut pontifical. C’est ici le second fait décisif : la découverte de Gilson par l’Amérique et la découverte de l’Amérique par Gilson. Désormais, chaque année, du milieu de septembre à la fin de décembre, celui-ci s’installe à Toronto : comme directeur des études, il fait de son Institut le centre le plus complet dans le Nouveau Monde d’enseignement et de publications sur la civilisation médiévale, sous tous ses aspects : théologie, philosophie, liturgie, paléographie, histoire de l’art, histoire des institutions ; sa bibliothèque possède aujourd’hui plus de quarante-quatre mille volumes, des incunables, trois mille cinq cents microfilms de manuscrits. Si l’on ajoute aux cours qu’Étienne Gilson donne sur place ses conférences dans les Universités des Etats-Unis, on devine l’importance des séjours à Toronto dans la vie et l’œuvre de ce professeur français qui est aussi un professeur américain. Son dernier séjour est de 1971 : il a quatre-vingt-sept ans.

Étienne Gilson avait reçu le don des langues : sans parler de Platon et de Virgile, il lisait dans le texte original Dante, Goethe, Shakespeare, Dostoïevski. Prisonnier avec des officiers russes, il avait, en effet, appris leur langue ; c’est pourquoi on trouve dans sa biographie un épisode inattendu : en 1922, mission en Russie afin d’informer le Comité Nansen dont le but était l’organisation de cantines françaises pour les enfants affamés en Ukraine et dans les régions de la Volga. Votre futur confrère fut donc un des premiers et rares français à faire le voyage au pays des Soviets. Souhaitons la publication de son rapport où on le voit interrogeant de « petits malheureux, presque complètement nus ou vêtus de débris de sacs, infestés de vermine, décimés par les épidémies », qui, sur le quai des gares, « cherchent à quatre pattes des épluchures jetées par les voyageurs D. Il y a là un document non seulement sur ce qui est raconté mais sur le courage et le cœur de celui qui raconte.

En abordant l’œuvre d’Étienne Gilson on ne doit pas oublier que, professeur et conférencier dans des Universités de langue anglaise, il est aussi un écrivain de langue anglaise. Là même où le rapprochement des titres paraît renvoyer à un livre français traduit en anglais, nous trouvons deux livres différents : par exemple History of Christian Philosophy in the Middle Age, 850 pages, New York, 1955, est un autre ouvrage que La Philosophie au Moyen Age, 782 pages, Paris, 1944. Une partie importante de l’œuvre d’Étienne Gilson n’a pas en français d’ « équivalent », mot qu’il substituait à « traduction » pour indiquer clairement qu’un texte écrit dans une langue est, si l’on peut dire, pensé dans cette langue. C’est le cas de ce grand livre qu’est The Unity of philosophical experience, New York, 1937.

Une vie entre deux mondes pose des problèmes. Voici donc le troisième fait à souligner dans la carrière d’Étienne Gilson : son élection au Collège de France où, le 5 avril 1932, il ouvre son cours d’Histoire de la philosophie au Moyen Age. Désormais, inutile de demander un congé et de chercher un suppléant pour le premier trimestre de l’année scolaire ; désormais, plus de services d’examens et liberté de choisir comme sujets de cours ceux des livres ou articles en préparation. Gilson a toujours reconnu ce qu’il devait au Collège même à une époque où quelques-uns — je dis : quelques-uns — de ses collègues semblent avoir oublié ce que le Collège devait à Gilson. Puisqu’il y a là un épisode de ce qu’en 1951 on appelait «l’affaire Gilson », ouvrons une parenthèse : mon intention n’était pas de faire semblant d’ignorer ce qui a si profondément peiné cet honnête homme ; j’avais sous les yeux le dossier de « l’affaire », quand un mot de mon ancien maître est revenu à mon esprit : nous parlions du métier de professeur, mais le conseil visait plus loin : « Soyez bon ! », me dit-il... Devant ce dossier, c’était vraiment bien difficile... Quelques mots seulement. En ce temps-là, on parlait sérieusement de la vitesse avec laquelle les chars d’un pays pourtant lointain arriveraient aux bords du Rhin ; or, après le deuil qui bouleversait sa vie, voici que Gilson décide de passer l’année scolaire complète à Toronto, étant bien évident que les longues vacances universitaires le ramèneraient à Paris et dans l’Yonne. Alors la fable commence : une demande de mise à la retraite légèrement anticipée est appelée « démission » ; on annonce le départ pour le Canada comme un « aller » sans « retour » prévu ; « le fuyard Gilson » abandonne sa patrie devant la montée des périls... Nous lirons le récit de cette inconcevable « affaire » dans la biographie d’Étienne Gilson qu’un professeur de Toronto le P. Shook, vient d’achever. Fermons donc vite la parenthèse.

kantisme, le bergsonisme soient des « philosophies chrétiennes ».

Enumérer les titres des livres et des principaux articles signés Étienne Gilson pourrait créer un malentendu. La diversité de ses curiosités et les tentations de recherches qu’offre une riche culture ont tourné son esprit vers des sujets en apparence très différents mais c’est toujours le même esprit. Essayons de le montrer.

En m’engageant sur cette voie, je sais ce que je sacrifie ; c’est-à-dire tout ce qui eût rendu ce discours moins austère. Que d’utiles informations j’aurais pu vous donner en vous rapportant les vues si précises d’Étienne Gilson sur les fromages français et sur le vin dont chacun d’eux souhaite l’accompagnement ! Dans son paradis, notre amie commune Marie Noël, la poétesse d’Auxerre, me souffle : lisez-leur quelques-uns de ces savoureux textes médiévaux sur les vins du pays que Gilson se plaisait à citer et à commenter ; c’est dans votre sujet, puisque les résidences secondaires du philosophe ont été à Vermenton et ensuite à Gravant, pas loin, certes, de Vézelay la mystique, mais entre Saint-Bris-le-Vineux et Coulanges-la-Vineuse... Et je dois vous avouer que je supprime le morceau sur l’humour d’Étienne Gilson, ne retenant qu’une citation où, devant une invitation au « dialogue », « mot à la mode », il se déclare dépourvu « des vertus d’un bon dialoguiste, qui sont de ne pas écouter ce qu’on lui dit, ou de le prendre dans un sens qui le rende facile à réfuter ».

Le parti que j’ai pris trouve sa raison dans la réponse à la question que je dois tout naturellement me poser : pourquoi suis-je ici ? Vous avez choisi un historien de la philosophie pour vous parler aujourd’hui d’Étienne Gilson parce que vous avez pensé que votre confrère appartenait maintenant à cette histoire : c’était me demander de dire pourquoi et comment il y est entré.

Il est rare de rencontrer dans le même esprit, coexistant sans conflits, deux dispositions en apparence divergentes. Sa propre expérience l’apprend à Gilson, c’est « l’homme tout entier », non une âme provisoirement désincarnée, qui connaît le réel, irréductible aux concepts d’une raison qui le voudrait transparent. Or le même Gilson prononce le mot « intellect » avec ferveur, se plaisant à mettre (le l’ordre dans l’histoire et même à dévoiler des essences. Ainsi, dans la lumineuse architecture de ses leçons, le fait appelait l’idée et l’idée, le fait... Ces deux exigences de sa pensée se retrouvent dans l’œuvre historique d’Étienne Gilson, comme dans sa métaphysique et dans ses réflexions sur les beaux-arts.

Le jeune docteur ès lettres s’était jeté « sans expérience et sans guide dans cette immense forêt de doctrines » qu’est le Moyen Age. Il comprend très vite l’impossibilité de ne pas l’explorer dans toute son étendue. Les deux exigences de son esprit apparaissent alors au cours de son exploration. Sa bibliographie, en effet, signale des articles d’une rigoureuse technicité pour établir l’authenticité et la date des documents, pour déchiffrer, à la loupe, le sens de textes dont la subtilité ne doit pas cacher la profondeur. Mais, à côté et en même temps, voici de vastes vues panoramiques ordonnées, soit chronologiques comme La Philosophie au Moyen Age des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, soit thématiques comme les deux volumes de l’Esprit de la philosophie médiévale où l’on nous expose ce que les hommes de ce temps ont pensé de la connaissance, de la liberté, de la nature, de la Providence, de l’amour... Les recherches érudites apportent les matériaux, les fresques historiques permettent les mises en perspective dans les célèbres monographies d’Étienne Gilson : le Saint Augustin., le Saint Thomas, le Saint Bernard, le Duns Scot, le Dante et le Saint Bonaventure que Paul Claudel lit en janvier et février 1928, recopiant et commentant dans son Journal les textes du Docteur Séraphique où il reconnaît un symbolisme cosmique d’avance accordé à sa propre vision poétique du monde.

Qui veut connaître Étienne Gilson lira son Héloïse et Abélard il trouvera dans ce vrai chef-d’œuvre l’érudit, l’historien des idées et de la culture, l’écrivain qui s’exprime avec une simplicité qui ne simplifie rien, le psychologue ou mieux, au sens littéral, l’amateur d’âmes qui a écrit « J’ai vécu avec Sainte-Beuve. »

Héloïse environ dix-huit ans, jolie fille sachant le latin, le grec, l’hébreu. Abélard : environ quarante ans, maître déjà célèbre dans les écoles de Paris, très conscient de cette célébrité. Abélard donne à Héloïse des leçons que l’oncle Fulbert, chanoine de Notre-Dame, n’avait pas prévues quand il avait chargé l’illustre professeur de parfaire l’instruction de sa nièce. Quand Abélard fit enlever Héloïse enceinte pour la cacher en Bretagne, le scandale de leur liaison, déjà grand, le devint encore plus. Pourtant, tout pouvait, semble-t-il, s’arranger : Abélard n’est pas prêtre et il offre d’épouser Héloïse, mais à condition que le mariage reste secret. Pareille solution ne convient pas à l’oncle : puisque le déshonneur fut public, la réparation doit être publique. Après de multiples péripéties, la querelle eut pour dernier épisode la mutilation que le chanoine fit subir au mari de sa nièce, le punissant ainsi par où il avait péché.

Pourquoi, demandez-vous, l’étrange clause du « secret » ? Ici intervient dans la conduite des deux amants « l’idéologie », « l’arrière plan idéologique ». Étienne Gilson aurait bien ri si on lui avait dit que l’emploi de ces mots et une telle recherche relevaient d’une critique qui aurait un jour le privilège d’être nouvelle. Le contenu de cette idéologie a son origine dans Théophraste, Ciceron et Sénèque commentés par saint Jérôme. A la question : le sage peut-il se marier ? ces sages païens répondent : non. Et leurs arguments sont de poids... : les femmes ont toujours besoin de quelque chose... nourrir une femme pauvre est un fardeau, mais entretenir une femme riche, quel tourment ! Et encore : si elle est belle, tous les hommes courent après elle ; si elle est laide, c’est elle qui court après les hommes... Bref, le mariage du clerc est une déchéance. En cette affaire, ne croyons surtout pas que l’idéologie soit la ruse d’un égoïsme masculin en quête de nobles raisons : c’est la femme qui se montre la plus intransigeante. Héloïse met la gloire d’Abélard au-dessus de son propre bonheur : « Elle voulait, écrit Gilson, pour l’homme qu’elle aimait un état de vie qui fût digne de sa grandeur philosophique. »

Le roman d’amour continue après l’attentat dont le chanoine et ses complices furent sévèrement punis. Abélard devient prêtre et sa vie sera entièrement consacrée au service de l’Eglise. Héloïse prend le voile et, se soumettant aux pires rigueurs de la vie monastique, elle sera une abbesse exemplaire. Mais quelle différence entre les deux cheminements ! Abélard est maintenant conduit par l’amour de Dieu ; Héloïse reste mue par le seul amour d’Abélard : ce n’est aucunement pour Dieu, mais pour lui qu’elle est au cloître ; se donner à Dieu n’avait été pour elle qu’une manière de se donner à lui. Ce qu’Étienne Gilson appelle « le mystère d’Héloïse » est ce que son ami Charles Du Bos appelait « la plénitude de l’amour humain ».

Abélard et Héloïse apparaissent dans l’univers de Gilson en tête du cortège où nous voyons Dante et Béatrice, puis les couples qui défilent dans son livre L’École des Muses : Pétrarque et Laure, Richard Wagner et Mathilde, Auguste Comte et Clotilde de Vaux, d’autres encore... album d’images illustrant la relation et surtout le conflit entre l’inspiration et la possession, la Muse et l’Amante.

Gilson historien occupe une place importante dans l’histoire de la philosophie, puisque ceux qui font cette histoire ne peuvent ignorer ses recherches et ses interprétations. Gilson philosophe mérite un chapitre dans celle de la pensée contemporaine, si les modes du jour ne sont pas un principe de sélection.

Ce chapitre commence, lui aussi, à l’époque de la Sorbonne, mais dans une salle du Collège de France. Étienne Gilson a dit et redit ce qu’avaient été pour lui les cours d’Henri Bergson pendant trois ans. Rappelons seulement son intervention au congrès des Sociétés de philosophie de langue française tenu à Paris en 1959. On commémore le centenaire de la naissance du philosophe. Au cours de la séance réservée à la religion, un théologien thomiste a, une fois encore, regretté que Bergson ait été bergsonien. Alors, Étienne Gilson se lève... « lorsque je me reporte à 1905-1908, déclare-t-il, et que j’entends la manière dont il est aujourd’hui critiqué par des théologiens... je me sens très surpris. En effet, qui nous a rendu la métaphysique à un moment où on disait qu’elle était morte ? C’est Bergson. Qui est-ce qui nous a appris à poser, de nouveau, en termes précis et intelligibles, des problèmes tels que ceux de la liberté, de la nature de l’âme, de son immortalité, de l’origine et de la nature de l’univers ? C’est Bergson... Ce que nous sommes devenus plus tard, quelquefois dans des voies très différentes des siennes, nous le sommes devenus grâce à lui... ». « Si beaucoup d’entre nous, ajoute-t-il, ont conservé leur religion, ou l’ont retrouvée, ce n’est pas à des manuels de philosophie néo-scolastique qu’ils le doivent. » « C’est de cela, conclut-il, que je voulais tout simplement le remercier. »

Sur quelle voie va donc cheminer Étienne Gilson, voie très différente de celle de Bergson ? Un épisode, bien oublié aujourd’hui, sera pour lui l’occasion d’une véritable profession de foi. Le 11 octobre 1924, un hebdomadaire, La Vie catholique, avait publié un article : La renaissance des Etudes médiévales et l’histoire de la philosophie, montrant l’importance pour notre culture de recherches proprement historiques comme celles de Gilson sur la pensée du Moyen Age prise dans sa riche diversité. Quinze jours plus tard paraissait dans le même journal une Note à propos d’Études médiévales : là, un ecclésiastique vigilant reconnaissait très brièvement les qualités de ce M. Gilson, « mais », ajoutait-il, « mais, cependant, ne soyons pas dupes ! Le professeur admire l’architecture du temple ; à l’occasion, il se laisse émouvoir par les chants sacrés... mais il reste toujours un étranger... ». Ce dernier mot, en italique, justifiait tous les soupçons : on relevait alors une belle collection d’hérésies virtuelles dans les livres du « professeur », avec cette prudente conclusion : « M. Gilson est un esprit fort distingué ; mais il convient de savoir à qui l’on se confie. » Dans La Vie catholique du 1" novembre la réponse d’Étienne Gilson avait pour titre : Pour travailler tranquille. Il corrigeait les contre-sens d’un lecteur trop pressé, puis commentait le mot astucieusement souligné : « étranger ». « Pourrais-je savoir à quoi ? » demandait-il. « S’il me considère comme étranger à l’Église, il se trompe, car, élevé dans la foi catholique, je la professe expressément. » « S’il me met simplement hors de sa chapelle, il a sans doute ses raisons» : je peux pourtant lui dire que « la mienne lui reste ouverte » et qu’ « elle est placée sous le vocable de saint François-saint Dominique ?

C’est en méditant et en priant dans cette chapelle qu’Étienne Gilson élabore sa notion de « philosophie chrétienne » dont il trouve dans l’œuvre de saint Thomas un modèle d’une permanente actualité. Cette élaboration est inséparable d’une polémique qui, au cours des années 1931-1933, a passionné les philosophes au moins dans les pays de langue française. Écrivant une histoire générale de la philosophie, un de nos maîtres de la Sorbonne, Émile Bréhier, y avait remarqué l’absence de philosophies que l’on pourrait appeler chrétiennes et il expliquait cette absence par une impossibilité. En effet, la philosophie ne fait appel qu’à la raison et à l’expérience ; le christianisme, lui, est fondé sur une révélation ; la notion de philosophie chrétienne est donc contradictoire : ou il s’agit d’une philosophie mais, ne tenant pas compte d’une révélation, elle n’est pas chrétienne ; ou la révélation chrétienne intervient et il ne s’agit plus d’une philosophie.

Un premier argument tiré de l’histoire ne répondait pas vraiment à la question. Étienne Gilson ne manquait certes pas d’exemples pour montrer l’influence du christianisme pas seulement au Moyen Age niais dans toute l’histoire de la pensée occidentale : l’idée judéo-chrétienne de création est fondamentale dans la philosophie de Descartes ; on ne saurait exposer celle de Kant sans rappeler le piétisme de sa famille et des maîtres de sa jeunesse ; le Christ du Sermon sur la montagne joue un rôle souverain dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion : il n’en résulte pourtant pas que le cartésianisme, le kantisme, le bergsonisme soient des « philosophies chrétiennes ».

L’appel de Gilson à l’histoire éclairait, cependant, un fait capital il est possible de reconnaître des données de la foi dans l’inspiration d’œuvres qui relèvent de la seule raison lorsque cette raison y a trouvé son bien. Il y a dans la révélation chrétienne des idées qui sont devenues rationnelles parce que, si l’Académie me permet ce mot, elles étaient « rationalisables ». Celle de création, par exemple, a sans doute une origine religieuse : dans le cartésianisme, elle n’apparaît plus comme parole de Dieu, mais comme vérité que le philosophe enseigne à tous les hommes pourvus de raison, à commencer par ceux qui se déclarent athées. La philosophie chrétienne telle que Gilson la voit exprime alors sa volonté de penser et de vivre dans cette zone où la foi cherche l’intelligence et où l’intelligence trouve la foi.

En cette zone, en effet, l’expérience aussi bien que la logique demandent : un chrétien pourrait-il vraiment faire de la philosophie comme s’il n’était pas chrétien ? Le « oui » n’est même pas envisagé. Mais la réponse a deux faces.

D’un côté, il n’est nullement question de renoncer à l’autonomie de la philosophie. Étienne Gilson appelle saint Thomas « le père de la philosophie moderne » précisément parce qu’il a reconnu cette autonomie. Lorsqu’au XIIIe siècle la connaissance de l’œuvre entière d’Aristote pose le problème plus tard appelé « science et religion », Thomas d’Aquin constate qu’avec les lumières de la seule raison et en faisant appel aux seules forces de la nature, ce païen a élaboré une physique, une psychologie, une morale, une politique, une métaphysique, voire une démonstration de l’existence d’un Premier Moteur qui se suffisent, même après la révélation. Ainsi, Gilson est tout à fait à son aise dans ses discussions avec Emile Bréhier ou Léon Brunschvicg ; il est d’accord avec eux pour déclarer : « En aucun cas on ne pourra faire que la philosophie d’un chrétien ne soit purement rationnelle, sans quoi ce ne serait plus de la philosophie. »

Mais il ajoute, et c’est l’autre face, si « ce philosophe est aussi un chrétien », sa raison n’est certes pas « d’une autre espèce que celle des philosophes non chrétiens » mais « elle travaille dans des conditions différentes ». Or, ce « travail », Étienne Gilson essaie de le décrire au-delà des mots et de leurs inévitables découpages. Religion et métaphysique ne correspondent plus à des concepts qui les séparent. « Foi et raison, je cite, s’enracinent dans l’unité du sujet concret » et qui dira « qu’ici le philosophique finit et le chrétien commence ? ». En droit autonome, une telle philosophie, dans la réalité, reçoit le mouvement et la vie d’une révélation toujours présente.

Dans « l’unité du sujet concret » qui a nom Étienne Gilson, il arrive alors que la recherche historique et la recherche philosophique coïncident : très exactement, la recherche de ce qui fut pour saint Thomas la vérité conduit à la découverte de ce qui est pour le chercheur la vérité.

À travers les six éditions de son livre sans cesse remis sur le chantier, Étienne Gilson s’efforce de comprendre et faire comprendre le thomisme de saint Thomas. Ce n’est pas celui des écoles thomistes ou néo-thomistes trop souvent portées à n’y voir qu’un aristotélisme aménagé pour accueillir, ou du moins ne pas contredire la vision judéo-chrétienne du monde. Non, si Thomas d’Aquin doit à l’aristotélisme un outillage philosophique, il s’en sert pour construire une métaphysique originale à partir des vérités qu’il doit à la foi et qu’Aristote n’a jamais connues, vérités sur Dieu, la création, la personne humaine, l’immortalité, le temps, l’histoire... Dans la lettre autographe que Paul VI a envoyée à Étienne Gilson le 8 avril 1975, au lendemain de ses quatre-vingt-dix ans, le pape lui disait : « Vous avez su mettre en évidence l’originalité du thomisme » et ceci en y faisant ressortir « ce que vous appelez la métaphysique de l’Exode ». Cette expression ne signifie évidemment pas que le Docteur angélique et son interprète tiennent le livre de L’Exode pour un traité de métaphysique, mais ils déchiffrent la métaphysique implicite de la scène qu’éclairent les flammes d’un « buisson tout en feu » et qui pourtant « ne se consume pas» : là, Moïse demande à Dieu de dire son nom et Dieu lui répond : « Je suis Celui qui suis. » Peu importe la traduction, mais ce que la réponse ainsi traduite devient, au XIIIe siècle, dans la nouvelle philosophie : le Bien de Platon et l’Un de Plotin sont comme absorbés dans l’Etre avec une majuscule dont tous les êtres sans majuscules dépendent, principe et fin de tout ce qui existe. Dans la pensée de saint Thomas puis de Gilson, là est bien le centre d’où tout part et où tout aboutit.

Étienne Gilson a multiplié les écrits destinés à la défense et illustration de cette inépuisable vérité. Même après la réédition revue et augmentée, en 1962, de son gros ouvrage L’Etre et l’Essence, il avait le sentiment d’avoir encore quelque chose à dire ; le livre partiellement inédit qu’il a laissé porte ce titre significatif : Constantes philosophiques de l’Etre.

La vérité est dure : elle ne recommande la bienveillance qu’en dehors de la philosophie.

La vérité se veut militante ; dans un esprit aussi attentif que celui de Gilson à la vie intellectuelle de son temps, le devoir qu’elle impose est une invitation à des voyages imprévus, comme celui que représente son D’Aristote à Darwin et retour, important petit livre, non sur l’évolution qui relève de la science, mais sur l’évolutionnisme qui est une philosophie.

Devant les livres et articles d’Étienne Gilson sur les beaux-arts, ne parlons pas de violon d’Ingres : ils dessinent dans son œuvre une troisième direction permanente comme les deux autres, celle que suit l’historien de la philosophie et celle que choisit le métaphysicien.

Une fois encore, revenons à l’époque de ses études en Sorbonne. Tous les arts le passionnent, mais, semble-t-il, avec une prédilection pour la musique : il assiste à toutes les représentations de Pelléas ; ici même, le jour de sa réception, un souvenir lui a été rappelé de son intolérance musicale d’alors : « Vous l’avez bruyamment témoignée un dimanche de 1906 où, décidé à empêcher que l’orchestre Colonne jouât un concerto de Mendelssohn, vous avez fait, avec quelques mélomanes, un tel tapage dans la salle du Châtelet que vous avez été conduit au poste de police. »

Tout naturellement, le philosophe regarde très tôt de ce côté : en novembre et décembre 1915, le lieutenant-mitrailleur Étienne Gilson écrit un article Art et métaphysique que la Revue de Métaphysique et de Morale publie l’année suivante et où nous reconnaissons déjà les thèmes majeurs de l’Introduction aux arts du beau, 1963, et de Matières et Formes, 1964. L’artiste, écrivait-il, est créateur d’œuvres : « l’œuvre d’art » est donc « une réalité nouvelle qu’il ajoute à l’univers ". Formule à longue portée, car elle élimine l’idée si volontiers reçue que l’artiste est doué d’«une vision des choses plus profonde et plus originale que celle du commun ». Non, sa grandeur n’est en aucune façon de l’ordre de la connaissance. A la limite, il est permis de supposer que la disparition du savant génial recule dans le lointain l’heure de découvertes qui, lui vivant, eussent été proches : elle ne les rend pourtant pas impossibles. Après celle du poète ou du musicien, personne ne créera les œuvres que lui seul eût pu créer. L’article avait pour épigraphe le mot de Gabriele d’Annunzio dans Le Feu, quand Venise apprend que Richard Wagner n’est plus : « la mort de l’artiste est une diminution de la valeur du monde ».

L’artiste a pour vocation, je cite encore, de « constituer un objet réel qui n’ait pas d’autre fonction que d’être beau » : la fonction de représenter n’appartient pas à l’essence des « arts du beau », expression que Gilson préfère à « beaux-arts » comme signifiant mieux cette essence. C’est dire que tout appel à l’imitation est exclu de leur définition, serait-ce celle de la peinture.

Si la ferveur musicale d’Étienne Gilson fut toujours vive, la peinture semble être devenue le champ privilégié de ses recherches sur l’art. Une des raisons de ce choix se lit sans doute dans la dédicace de son gros et grand livre, Peinture et Réalité : « A J. G. qui m’apprit à comprendre ce que j’aimais. » Dans les planches de l’édition anglaise, un tableau de Jacqueline Gilson, sa fille, permettait de compléter ces initiales en expliquant le mot « comprendre ». Voyant un peintre en train de peindre, le philosophe apprenait sur la peinture des choses que ni les livres ni la réflexion ne lui auraient fait soupçonner. Nous rencontrons donc, une fois encore, Étienne Gilson proche des réalités dont il parle, mais pour mieux percevoir dans ces réalités la logique de leurs essences. Ces deux constantes de sa pensée se manifestent dans la distinction radicale qu’il établit entre « peinture » et « imagerie ». Que la plupart des tableaux soient figuratifs, portraits, natures mortes, paysages, etc. : c’est vrai ; il est non moins vrai que la beauté qui les fait œuvres d’art n’a aucun rapport avec ce qu’ils représentent. «Peinture» et «imagerie » sont indépendantes l’une de l’autre comme le sont deux essences : c’est pourquoi, tout naturellement, la logique de la première devait l’amener à se séparer de la seconde. Après tant de chefs-d’œuvre dans lesquels la peinture est subordonnée au sujet, il y aura ceux, par exemple de Delacroix, où le sujet est subordonné à la peinture ; puis un Cézanne viendra qui affirmera « le primat de la forme plastique sur la forme naturelle »… Laissons, avec regrets, notre guide s’arrêter dans chaque salle de ce musée d’un XXe siècle qui commence bien avant 1900, décrivant « l’effort de l’art moderne… pour rendre la peinture à sa fonction propre » : au bout, ce sera la disparition du sujet et l’austère leçon du dernier Mondrian. Entendons bien : Gilson ne raconte pas l’histoire d’un progrès, ni celle d’une décadence, mais celle d’une suite d’expériences qui dévoilent la pure essence de la peinture, le seul jugement du philosophe étant : soyons heureux que de telles expériences aient été faites par des artistes de génie pour le plaisir des yeux et la joie de l’esprit.

Grande est chez Gilson ce que nous appellerons la vertu d’admiration ; cette vertu n’est pas aveugle : elle sait que toute avant-garde a ses « pompiers ». Nullement prisonnière de ce qu’elle admire, elle est une espèce de générosité qui laisse l’âme ouverte et toujours disponible pour accueillir, demain, d’autres formes de peinture qu’inventeront d’autres artistes de génie. Aujourd’hui, ce qui préoccupe Gilson dans la condition présente des arts du beau, ce sont les confusions que provoquent leur industrialisation et ce qu’il nomme leur « massification ». On les verra, définies et clarifiées, dans La société de masse et sa culture, livre où Étienne Gilson disait à sa façon : Beauté, mon beau souci...

La fin de ce discours approche et j’ai mauvaise conscience quand je pense à son commencement : j’ai bien rapidement renvoyé mes remerciements dans un avenir dont je ne dispose pas. Or, maintenant, Messieurs, je vois vraiment tout ce que je vous dois.

J’avais lu les livres d’Étienne Gilson à mesure qu’ils paraissaient et certains restaient à portée de main. Aujourd’hui leur pile ne grandira plus : voici que les œuvres sont devenues une œuvre, ce qui était successif se présente comme simultané et les contours se détachent comme dans un paysage vu d’avion : tout apparaît sous un regard neuf. Merci, Messieurs, pour les heures que j’ai passées à découvrir ce que je connaissais. Merci, Messieurs, pour le temps vécu en compagnie d’un esprit dont la santé était contagieuse, dont le pessimisme sur les hommes était aussi tonique que son optimisme sur l’homme. Merci, Messieurs, pour des jours heureux qu’attriste seulement la pensée de ce que vous me reprocherez, avec raison, de n’avoir pas dit. Enfin, sous cette Coupole, il faut bien songer à l’immortalité... L’immortalité spécifiquement académique est dans les Annuaires que chaque Académie publie périodiquement et où défile le cortège de ses membres depuis sa fondation. Lire son nom inscrit désormais au-dessous du nom d’Étienne Gilson, quelle émotion pour celui qui peut voir dans ce voisinage le prolongement d’une amitié qui a duré beaucoup plus d’un demi-siècle ! Pour cela aussi, pour cela surtout, le quinzième titulaire du vingt-troisième fauteuil vous dit : Merci, Messieurs !